En cette fin d’après-midi, la messe s’achève à Medhane Alem, l’une des églises taillées dans le roc de Lalibela, une petite ville perchée dans les montagnes éthiopiennes, et où rien ou presque n’a changé depuis mille ans. A peine visibles dans l’obscurité caverneuse, des centaines de fidèles drapés de mousseline blanche sont blottis près des piliers. Ils se prosternent sur de petits tapis et viennent embrasser le sol de pierre froide. Dans le sanctuaire, des prêtres et des diacres sont regroupés autour de bibles si anciennes qu’elles tombent presque en lambeaux. Elles sont écrites en guèze, une langue vieille de 2 500 ans encore utilisée dans la liturgie éthiopienne. Les prières chantées résonnent dans l’espace voûté. Soudain, les fidèles se tournent d’un seul mouvement vers l’est, vers Jérusalem. Dans un tabernacle recouvert d’un rideau écarlate reposent une croix d’or ayant appartenu au vénéré roi Lalibela et une réplique de l’arche d’alliance, le coffre en bois revêtu de feuilles d’or où auraient été placées les Tables de la Loi. Ces objets saints ne peuvent être vus de personne, à l’exception d’un petit nombre de prêtres et de moines triés sur le volet.

Par hasard, je suis arrivé à Lalibela juste avant la fête de la Transfiguration, célébrée le 6 août. Cette date clé dans le calendrier chrétien orthodoxe commémore l’apparition de Jésus sous une forme divine à trois de ses apôtres sur le mont Thabor. Sans perdre une seconde, mon guide m’a conduit à la plus grande des onze églises monolithiques taillées dans le tuf rouge par les artisans du roi Lalibela entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe.
Sous la bruine de l’après-midi, quelques femmes - qui ne pouvaient pas entrer dans l’église parce qu’elles étaient “impures”, me chuchota mon guide - serraient un missel dans leurs mains et appuyaient régulièrement leur tête sur la façade de pierre. Leur comportement évoquait étrangement celui des juifs en prière devant le mur des Lamentations, à Jérusalem, rappel supplémentaire des connexions étroites existant entre le judaïsme et le christianisme éthiopien, qui mélange la foi en la sainte Trinité et certains mythes et symboles de l’Ancien Testament.
Les églises de Lalibela constituent la partie la plus extraordinaire de ce que les Ethiopiens appellent la “route historique”, un circuit de plusieurs jours dans les anciens royaumes chrétiens qui se sont épanouis dans les montagnes du Nord dès le IVe siècle avant notre ère. La légende veut qu’à cette époque des moines syriens aient traversé la mer Rouge et aient converti au christianisme Ezana, le roi païen d’Aksoum. Dans les siècles qui ont suivi, l’Eglise éthiopienne orthodoxe a étendu son influence sur tout le pays.
On estime aujourd’hui qu’environ la moitié des 70 millions d’habitants de l’Ethiopie sont des chrétiens orthodoxes, bien que certains experts affirment que la religion prédominante à l’heure actuelle est l’islam. Dans la province la plus au nord, le Tigré, berceau du christianisme éthiopien, 3 500 églises émaillent le paysage et tous les habitants ou presque pratiquent cette religion. L’accès aux sites historiques, et plus généralement à ceux de l’Ethiopie, a été soumis pendant plusieurs décennies aux aléas de la politique et de la guerre. Dans les années 1970 et 1980, pendant le Derg, nom de la dictature marxiste soutenue par l’URSS et dirigée par Hailé Mengistu Mariam, l’Ethiopie a fermé ses portes au nez de l’Occident, torturé et assassiné des dizaines de milliers d’opposants et laissé s’abattre la terrible famine de 1984-1985, au cours de laquelle 1 million de personnes ont perdu la vie. En 1991, après plusieurs mois d’un combat acharné, les forces rebelles ont réussi à renverser le président Mengistu, qui a dû s’enfuir au Zimbabwe.

Dans les sept années qui ont suivi, quelques étrangers ont débarqué au compte-gouttes dans le pays - principalement des travailleurs humanitaires, des diplomates, des journalistes et des routards intrépides. Je m’y suis moi-même rendu à cette époque depuis Nairobi [capitale du Kenya], où j’étais basé en tant que correspondant de presse. Une expérience gratifiante, quoique plutôt rude. Il fallait conduire sur des routes défoncées par les bombes et jalonnées d’épaves calcinées de chars d’assaut russes, et dormir dans des hôtels abandonnés sans eau courante ni électricité.
En 1998, quand le différend territorial qui opposait le pays à l’Erythrée a dégénéré en une guerre sanglante, la porte de l’Ethiopie s’est à nouveau brusquement refermée pour deux ans. Le conflit s’est terminé en l’an 2000 par la signature d’un accord de paix. Dans chaque camp, plusieurs dizaines de milliers de soldats avaient trouvé la mort.
Les cinq années relativement calmes qui se sont écoulées depuis ont permis aux touristes de revenir en Ethiopie. Le pays qu’ils découvrent aujourd’hui, dirigé depuis quinze ans par Mélès Zenawi, l’ancien chef de la guérilla qui a provoqué la chute de Mengistu, reste l’un des plus pauvres de la planète. Le revenu par habitant y est de 120 dollars par an. La tuberculose et d’autres maladies contagieuses font des ravages dans la population et le taux d’alphabétisation est d’à peine 43 %, un chiffre navrant pour un pays qui a été l’un des premiers de l’Afrique subsaharienne à développer une écriture.
Certains progrès importants ont toutefois été faits sous le président Zenawi - qui, soit dit en passant, commence à montrer quelques tendances dictatoriales. Le pays s’est doté d’un réseau de téléphonie mobile, d’hôtels décents, de cybercafés, d’une alimentation en électricité fiable et de routes goudronnées, toutes choses inconnues dans les provinces les plus éloignées il y a à peine dix ans. Et il est aujourd’hui possible de se déplacer avec un certain confort.
Abercrombie & Kent, le spécialiste du safari basé au Kenya, vient d’inaugurer un circuit guidé au fil des sites qui ont marqué l’histoire de l’Ethiopie : Aksoum, Lalibela, le lac Tana et Gondar.
Ceux qui préfèrent se lancer seuls dans l’aventure s’apercevront que l’Ethiopie est raisonnablement bien équipée pour l’exploration indépendante. Ils découvriront un pays fier, aux paysages uniques, dont le caractère tient en partie à son refus obstiné de se soumettre aux colonisateurs occidentaux.

Je suis arrivé à Addis-Abeba, la capitale perchée à presque 2 500 mètres d’altitude, au début du mois d’août, par une après-midi froide et pluvieuse. Je me suis envolé le lendemain dans un Fokker de 52 places d’Ethiopian Airlines vers Aksoum, dans la province du Tigré. J’avais traversé cette région en 1993 et je m’en souvenais comme d’un désert de haute altitude complètement pelé et de canyons, une contrée de disettes chroniques. Mais, cette fois, je découvrais le plateau au plus fort de la saison humide. Il était d’un vert éclatant. “Dieu nous a accordé deux années de pluies abondantes”, m’a expliqué mon guide, Sisay Ymer, un ancien séminariste de 30 ans qui m’avait accueilli à l’aéroport.
Des champs en terrasses de teff - une céréale qui est l’aliment de base des Ethiopiens et qui est utilisée pour faire le njera, un pain moelleux - s’étendaient à perte de vue.
Aksoum, ville d’environ 47 000 habitants, commence tout juste à se relever de plusieurs décennies de guerres et d’agitation politique. Son aspect délabré ne fait pas justice à la richesse de son histoire. Il y a presque 3 000 ans, elle est devenue l’une des villes les plus importantes du royaume de Saba, un empire prospère dont le centre se trouvait au Yémen et qui contrôlait les principales routes commerciales entre la mer Rouge et la Méditerranée. Les vestiges les plus célèbres de ce site nous ont été légués par Ezana, le premier roi chrétien du royaume d’Aksoum, et par ses successeurs. Il s’agit d’un champ où se dressent des dizaines d’obélisques de granit mesurant entre 3 mètres et 27 mètres de haut, où est gravé un réseau complexe de formes géométriques ressemblant à des runes. Ce lieu étrange et baigné de mystère est truffé de caveaux et de cryptes creusés à plusieurs mètres de profondeur. Il s’agit d’un cimetière où étaient enterrés les rois et les nobles. La plus grande des stèles, qui mesure 24 mètres de haut et pèse 160 tonnes, a fait un séjour à Rome où elle a été emmenée par les armées de Mussolini en 1937. L’année dernière, après dix ans de pressions de la part du gouvernement éthiopien, l’Italie a rendu son trésor à Aksoum. L’événement a été célébré par plusieurs jours de fête. Mais, comme l’obélisque a été découpé en trois morceaux pour faciliter son transport, les immenses blocs attendent encore dans un coin du site, à l’abri dans leurs caisses de bois et d’acier, que le gouvernement éthiopien trouve l’argent nécessaire pour remettre le monument en place.
Juste de l’autre côté se trouve l’église Sainte-Marie de Sion, un édifice de pierre recouvert de vigne, construit dans les années 1600 sur l’emplacement d’une église du IVe siècle. La bâtisse d’origine, qui selon les spécialistes était probablement la plus ancienne église de l’Afrique subsaharienne, avait été incendiée par les envahisseurs arabes au Xe siècle.

En face de l’église se dresse une chapelle appelée simplement “le Trésor”. Malgré son aspect tout à fait banal, elle a une importance capitale dans la mythologie judéo-chrétienne éthiopienne. Beaucoup de chrétiens éthiopiens sont en effet persuadés qu’elle abrite l’arche d’alliance originelle, et certains affirment que les tablettes données par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï se trouvent à l’intérieur. Le roi éthiopien Ménélik Ier - qui, à en croire la légende, serait le fils du roi Salomon et de la reine de Saba - aurait volé l’arche originelle dans le premier Temple, à Jérusalem, et l’aurait emmenée à Aksoum mille ans avant la naissance du Christ.
Un seul moine a l’autorisation de porter les yeux sur l’objet sacré - et seuls quelques rares élus ont le droit de parler à ce moine -, mais chaque église possède une copie de l’arche, appelée tabot. Les tabot sont montrés chaque année aux fidèles à l’occasion des fêtes de Timkat, autour du 19 janvier, qui célèbrent le baptême du Christ. Les rois d’Aksoum les plus révérés sont Kaleb et son fils Gabremeskal (littéralement, “esclave de la Croix”), qui, au VIe siècle, ont fait sortir le christianisme de la cour royale et l’ont propagé dans les villages d’Ethiopie.
Mon guide, Sisay, vêtu de son uniforme officiel qui lui donnait un air tout à fait déplacé dans le paysage - veste rouge vif, cravate, pantalon noir et chaussures noires vernies -, m’a conduit à pied sur une route complètement défoncée jusqu’aux ruines du palais de Kaleb, un tas de gravats guère impressionnant. Nous avons ensuite descendu un escalier de pierre menant à des catacombes. Les caveaux étaient composés d’énormes blocs de granit finement gravés qui s’emboîtaient aussi précisément que les carrés d’un Rubik’s Cube. Sur les murs de granit éclairés par la bougie de Sisay, des gravures vieilles de 1 500 ans, représentant des éléphants et des croix aksoumites - formées de quatre pétales aux formes délicates qui ne se touchent pas tout à fait -, étaient encore nettement visibles.
Sisay était manifestement très ému de se trouver en ce lieu de repos éternel des rois. Les yeux clos, se balançant d’avant en arrière, la lueur de la bougie vacillant sur son visage, il a psalmodié le Notre Père en guèze. Une fois sa prière terminée, nous sommes ressortis dans la lumière éclatante du soleil. “Avez-vous perçu la sainteté de ce lieu ? m’a-t-il demandé. C’est ici qu’est né le christianisme éthiopien.”
Sisay m’a réveillé de bonne heure le lendemain matin et nous sommes partis pour une petite randonnée jusqu’au monastère de Pantaleon, perché au sommet d’une colline à l’extérieur de la ville. Le roi Kaleb y a passé les vingt dernières années de sa vie dans l’ascèse et y a été enterré.
C’était une belle et claire matinée. Nous avons traversé des champs de teff vert vif, sauté par-dessus des canaux d’irrigation boueux et laissé sur le côté la coupole de l’église Saint-Michel, construite il y a une dizaine d’années. Puis nous avons gravi un sentier escarpé bordé de cactus grands comme des arbres. Le monastère, un simple refuge en équilibre sur un piton aux parois vertigineuses, était entouré d’une corniche d’à peine plus de 1 mètre de large offrant une vue panoramique sur le plateau fertile du Tigré. Des montagnes en dents de scie s’élevaient à l’est. Au nord, dissimulée par la brume, s’étendait l’Erythrée.

Un moine tout ratatiné et nu-pieds a surgi de nulle part et ouvert la porte en bois d’olivier avec une clé de fer, révélant des tapisseries vieilles de cinq siècles et le caveau où reposent les ossements du roi Kaleb, interdits à mes yeux profanes.
Le royaume d’Aksoum a commencé à décliner au VIIe siècle. Au début du XIe siècle, la dynastie qui lui avait donné son nom avait disparu. Au milieu du XIe siècle, une nouvelle dynastie chrétienne, les Zagoué, s’est établie dans la ville de Roha, rebaptisée par la suite Lalibela en l’honneur du plus grand de ses rois. Selon la légende, ce dernier aurait eu une vision : des anges qui lui auraient ordonné de tailler onze églises dans la roche des collines sur lesquelles était bâtie la capitale zagouée. Vingt-cinq années durant, des maîtres artisans ont creusé des sanctuaires troglodytiques à flanc de falaise et des églises monolithiques dans le sol de granit. En 1960, l’UNESCO a inscrit le site sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, déclarant qu’il présentait une “association remarquable de talent technique et de prouesse artistique”.
Lalibela s’est beaucoup modernisée depuis ma dernière visite, en 1993. Une route goudronnée, construite en 1998, relie le nouveau terminal de l’aéroport à la ville en longeant les contreforts tourmentés des montagnes qui culminent au loin à plus de 3 500 mètres.
Les virages en épingle à cheveux, si serrés qu’ils en donnaient la nausée, et les dangereuses chutes de pierres que j’avais connues sur l’ancienne piste de terre avaient disparu. Plusieurs hôtels ont été construits, et la rue principale qui serpente dans la ville a été goudronnée (ou plutôt recouverte d’une couche inégale de pierres et de ciment).

Lalibela compte aujourd’hui environ 30 000 habitants, mais elle a toujours l’air d’un village de montagne pauvre : des huttes de terre rondes couvertes d’un toit de chaume, les toukouls, s’accrochent aux pentes raides, les paysans sont drapés dans des cotonnades blanches filées à la maison et des chèvres et des moutons affolés s’enfuient en bêlant devant les rares véhicules motorisés.
Le lendemain matin, j’ai pris l’avion pour Gondar, ville de 250 000 habitants délabrée mais très animée au cœur de la région amhara. Elle a été le centre du christianisme éthiopien de 1635 à 1855, année où il a été décidé que la capitale du pays serait Addis-Abeba.
Au XVIIe siècle, le monarque le plus révéré de Gondar, Fasilidas, s’est fait construire un peu en dehors de la ville un château de pierre à l’architecture compliquée - une fusion des styles moghol, ottoman, portugais et maure. Ses successeurs y ont ajouté d’autres bâtiments au cours du siècle qui a suivi. Le site en ruine, ceint d’un mur de pierre à demi-écroulé, présente quelques curiosités étonnantes, telles qu’un hammam et une douzaine de cages à lions. Les dirigeants éthiopiens y ont gardé des lions jusqu’en 1991, année où Mengistu et sa suite ont quitté Gondar, laissant les animaux mourir de faim. Les rebelles ont réussi à en sauver deux et les ont envoyés dans un zoo à Addis-Abeba.
De l’autre côté de la ville se trouve l’autre grande attraction de Gondar, l’église de Debré Birhan Sélassié, construite en 1674. Un artiste local avait décoré l’intérieur de fresques aux couleurs vives qui ont récemment été rénovées par l’UNESCO. Elles montrent des scènes de la vie du Christ, saint Georges terrassant le dragon, Daniel dans la fosse aux lions, la décapitation de saint Jean Baptiste, et le diable avec sa cour de damnés. Les incroyants, démons et autres créatures peu recommandables sont représentés de profil. Des centaines d’anges au sourire béat ornent le plafond, chacun arborant une expression subtilement différente des autres.
Gondar est également le berceau de la musique traditionnelle éthiopienne. J’ai passé ma dernière soirée dans un bar à l’atmosphère intime, l’Ambasel, où j’ai bu une bière en écoutant un groupe local composé d’une chanteuse, d’un joueur de tambour et d’un joueur de masinko, un instrument à une corde en peau de chèvre tendue sur un cadre en forme de boîte. Sewbesaw Zebene, mon dernier guide, m’a traduit les paroles en amharique d’une chanson au rythme entraînant. Elle souhaitait la bienvenue à “l’écrivain américain” et lui demandait de faire passer le mot sur l’Ethiopie. “Dites au monde que l’Ethiopie est un pays sûr, disait-elle. Les guerres sont finies.” Sewbesaw a bu une gorgée de sa bière et m’a dit qu’il n’en était pas si certain. Cette même semaine, a-t-il continué, l’armée éthiopienne était entrée dans la Somalie voisine, et le régime islamiste radical qui venait de prendre le pouvoir à Mogadiscio [la capitale] lui avait demandé de quitter les lieux. “La région est très instable, tous les cinq ou dix ans quelque chose vient la perturber, comme une famine, une guerre, et aujourd’hui la Somalie, a-t-il ajouté. Cela nous fait craindre que le tourisme ne puisse pas être maintenu. A chaque fois, nous nous demandons combien de temps ça va tenir.”
Pour l’instant, au moins, l’ancienne route chrétienne est ouverte et florissante. Mais, dans ce pays depuis si longtemps en prise à des difficultés, on ne peut pas faire de prévisions à très long terme. Joshua Hammer
The New York Times
Légende des images
Scène de vie Harar, une ville où a vécu Arthur Rimbaud Juan Manuel Castro Prieto/VU
Prière de l’aube à Lalibela Warrren Clarke/VU-Oculi
Petit commerce Konso, dans le sud de l’Ethiopie Juan Manuel Castro Prieto/VU
Coiffeur pour hommes à Awash Juan Manuel Castro Prieto/VU
Fin d’après-midi à Gewane
Messe à Lalibela