Rendez-vous chez Théranga*, le salon de thé-galerie fortement recommandable du quartier des Batignolles à Paris, où l’interview commence sous thé à la menthe. Célia me raconte pourquoi les Nubians, qui cartonnent aux Etats-Unis, sont peu médiatisées en France : « lorsque Princesses nubiennes, notre premier album, est sorti en 98, il y a eu une sorte de malentendu. Les médias français ont tout de suite essayé de nous coller une étiquette jeune black des cités qui fait de la world music. Systématiquement, lors des interviews, on nous demandait de parler de la rue. Ce n’est pas notre réalité. Nous avions beau leur expliquer que nous étions noires et pas blacks, que nous n’avions jamais vécu en banlieue et que nous faisions de la soul, ils ne voulaient rien entendre.
Certains n’ont pas hésité à nous qualifier de black panthers, simplement parce que nous refusions de rentrer dans le moule ! » Sans animosité, Célia s’enflamme : « ce sont des stéréotypes, comme de dire que tous les rappeurs appellent à la haine. Et si les médias renvoient une image péjorative de nos milieux, les maisons de production aussi. Il y a des tas de bons rappeurs qui ne sont pas signés, sans doute parce qu’ils ne correspondent pas à l’image agressive qu’on voudrait donner d’eux. »
« Rare succès musical français outre-Atlantique, Princesses Nubiennes - Virgin Music, 1998 - s’est vendu à 400 000 exemplaires. »
« Leur deuxième album, One step forward - Virgin Music, 2003 - est conçu comme un parcours à travers la musique noire. Les Nubians ont été nominées aux Grammy Awards 2004 pour J’veux d’la musique. »
L’expression du métissage
Auteures engagées, compositrices inspirées, interprètes à la voix de velours,
les Nubians font de la soul, un style dérivé du r’n’b, en plus doux. Devant mon air étonné, Célia, 27 ans, m’explique qu’il y a r’n’b et r’n’b : « c’est devenu un fourre-tout alors que, à la base, c’est du rythm’n’blues. Un groove fort - basse plus batterie - et des voix, comme celles d’Otis Redding ou d’Aretha Franklin. Pas de la soupe et des paroles débiles... » La musique de ces sœurs métisses franco-camerounaises est très ouverte, avec des
influences reggae, bossa et chanson française. Pour réaliser leurs albums, elles collaborent avec des musiciens du monde entier. Militantes dans l’âme, elles revendiquent leurs racines africaines, du plus profond des âges jusqu’aux rives du Nil et aiment à se faire appeler princesses, en référence à leurs ancêtres de Nubie, la première civilisation noire connue.
« L’histoire de l’Afrique a été incroyablement falsifiée et nous avons voulu rendre hommage au travail de Cheikh Anta Diop dans une chanson de notre deuxième album paru en 2003, One step forward », m’explique Hélène, 31 ans. Le savant et humaniste sénégalais, disparu en 1986, a consacré sa vie à restaurer la conscience historique de l’Afrique en travaillant notamment sur les origines négro-africaines de l’Egypte pharaonique. Dans leur premier album, c’est Makeda, reine de Saba - un royaume aux confins du Yemen et de l’Éthiopie - qui était à l’honneur. Selon la légende biblique, elle aurait eu un fils du roi Salomon. L’expression même du métissage pour les Nubians, en quête de leurs origines, entre histoire et mysticisme.
Sous le béton, la crème
Mélomanes, les parents de Célia et Hélène ont su communiquer cette passion à leurs filles. « Au lieu de nous laisser faire des âneries dans la rue, ils ont préféré nous inscrire dans des cours de musique et de chant », se souvient Hélène. Enfance à Paris, puis au Tchad et enfin Bordeaux pour fuir la guerre civile. Hélène y étudie le droit, Célia la sociologie mais la musique les rattrape.
« On a commencé a capella parce que les hommes ne voulaient pas jouer pour nous, sauf à rester choristes toute notre vie, me raconte placidement Hélène. En 95, on s’est lancées. » Elles débutent dans des petites salles bordelaises, assurent la première partie de musiciens tels que
Youssou N’Dour, The Roots ou Neneh Cherry, avant d’être repérées par Virgin pour inscrire un titre dans la compilation Jazz à St-Germain en 97, en attendant de sortir leurs propres albums composés à quatre mains. Aujourd’hui, leurs partenaires de travail sont essentiellement des hommes : « Ça se passe bien parce que nous sommes exigeantes et dures si c’est nécessaire, commente Célia. Les hommes fonctionnent beaucoup à l’intimidation pour imposer leurs choix, à commencer par les managers qui ont tendance à jouer les maquereaux. On a parfois dû les rappeler à l’ordre : t’as pas compris coco, c’est toi qui travailles pour nous. » Sous leur carapace en béton armé, indispensable dans ce milieu, les musiciennes savent aussi faire preuve de douceur : « Tour à tour sœurs, mamans, amies, on prend soin de nos hommes. Sur la route, on les chouchoute », tempère Hélène.
Femmes du millénaire
Leurs concerts sont autant d’occasions de
faire passer des messages en abordant les thèmes du sida, de la polygamie, des violences conjugales , comme dans la chanson Demain où elles parlent de l’abus de pouvoir dont sont victimes les femmes battues. En accord avec elles-mêmes, elles n’ont pas hésité à sacrifier l’un de leur manager après l’avoir croisé après un concert en Afrique, une prostituée mineure sous chaque bras. « Mieux vaut être seules que mal accompagnées, aujourd’hui on se débrouille très bien toutes seules », annonce fièrement Hélène. De leur père français, elles ont hérité le libre-arbitre : « il nous a martelé toute notre enfance de ne jamais dépendre d’un homme ». Côté camerounais, le matriarcat est très prononcé comme en témoigne Célia : « il y a beaucoup de fortes femmes du côté de maman, à l’image d’une de nos tantes, coiffeuse et garagiste. » Cette hérédité transpire dans leurs chansons :
« nos textes véhiculent notre identité de femme amazone qui assume ses responsabilités, sa pensée, ses infidélités, ses combats », m’explique Hélène, convaincue, comme sa sœur, que ce millénaire est féminin et enchaîne : « regardez-nous les garçons, nous luttons contre la misère, l’analphabétisme, pour une véritable démocratie, pour la paix. En Afrique, ce sont les femmes qui maintiennent des villages entiers vivants ». Taraudées par l’évolution de la conscience de l’humanité, elles évoquent dans La guerre la responsabilité de nos actes : « à force de nourrir et d’idolâtrer la violence, on l’appelle, elle arrive. Nous devons prendre position en tant que citoyen-nes, être actives », scandent les sœurs en cœur.
Pas de doute, les Nubians sont des citoyennes à part entière. Même si leur identité reste à construire, disent-elles : « nous sommes issues de la première génération métissée et en devenir qui se définit comme tel avec une identité tri-culturelle englobant la culture noire américaine et nos racines afro-caribéennes. »
Femmes et mères comblées, musiciennes accomplies et respectées, conscience militante. Le groupe francophone le plus vendu outre-Atlantique n’attend plus qu’une déferlante sur les radios de l’hexagone. Et nous aussi.
Judith André Valentin
*Théranga : 20, rue des Dames, 75017 Paris -
theranga.free.fr
Échos
Le Slam des Nubians
Passionnées de slam depuis des années, les Nubians ont invité leurs amis poètes et musiciens, français ou américains à participer à l’album
Échos, un projet bilingue de 21 titres composés par les miss où
l’écho des voix se mêle à la musique dans une jungle poétique. Déjà paru en octobre et en anglais aux États-Unis - Triloka Records/Artemis - l’album devrait être disponible dans les prochains jours chez tous les bons disquaires de l’hexagone. Nouveau type de poésie, le slam donne la parole aux troubadours des temps modernes, dans le respect et la convivialité, en perpétuant la tradition orale.
J.A.V.
Plus d’info :
www.lesnubians.com